Portes ouvertes et portes fermées

 

Méditation sur le temps passé, sur le temps présent – vécu avec intensité —, sur le temps à venir, sur la porte qui se fermera un jour et sur l'espérance qui demeure.

 

Vous connaissez sûrement ces grandes cartes d'anniversaire avec le dessin d'un éléphant chargé d'un bouquet de fleurs qui annonce: «Au premier coup d'oeil ça se voit que tu as un an de plus». Et vous ouvrez la carte pour lire: «Ca arrive à tout le monde!».

Aujourd'hui je bute une fois de plus sur la date de ma naissance. Je sais bien dans ma tête que la vie aura une fin... Est-ce pour autant une voix trompeuse qui me souffle de maintenir le cap vers le lendemain dans une heureuse insouciance? Est-ce passion ou délire d'avancer sans voir que le chemin se termine, d'oublier le compte des jours, de fantasmer la durée avec un appétit insatiable de nouveauté, de croire le toujours possible? Je rêve encore de faire du patin à roulettes ou de la moto! Rêve qui m'effleure comme passe le vent, comme crèvent les bulles de savon.

La retraite a sonné pour moi il y a dix ans. Et dans ma tête, je vis encore comme si j'avais l'âge d'hier! Mes envies sont à peine ébréchées, mon plaisir de rencontrer les autres ne s'est pas flétri, mon goût pour le travail en équipe s'est presque avivé... Les bémols, je les entends quand la journée est déjà finie, comme si le temps s'écoulait plus vite, quand les occupations ou les discussions me mangent le bonheur d'être au soleil, quand la soif de refaire le monde m'a désertée pour un présent simple et quotidien. Ce n'est pas une attirance pour le terre-à-terre qui me serait arrivée comme on attrape la varicelle ou des rhumatismes. Mais bien la perception aiguë de la valeur du présent, de sa beauté et de son caractère éphémère. Me colle à la peau un goût de vivre l'instant... et si c'était le dernier... Le dernier à voir ce visage aimé, le dernier à contempler ce paysage que je découvre, le dernier à tenir cet enfant...

L'instant se pare d'éternité. Mesure floue, il s'habille de présence, s'emplit de saveurs, de parfums, de musiques. Il s'allonge comme un regard qui ne bute pas sur l'horizon, mais en rêve l'au-delà. Le temps, monnaie du quotidien, se dilapide et se gagne à la course de la vie. Et si je vais plus lentement, cette lenteur même qui m'agaçait devient plus dense de richesse. L'apprentissage d'un autre tempo révèle les qualités insoupçonnées de l'attention. Ace rythme paisible, le grenier de la mémoire fait moisson plus large d'impressions. Inscrites en profondeur ou fugaces, elles sont un panorama de souvenirs qui marque de son sceau le passé qui s'effrite. Ce n'est pas un sentiment nostalgique qui me chatouille, mais le prix de la vie qui grandit en quelque sorte.

A l'heure où je regarde en arrière avec un certain sourire, je relis des fragments de vie qui se conjuguent et s'effacent, qui s'éclairent ou disparaissent comme les éclats de couleur d'un kaléidoscope.

Des portes se sont fermées trouées de failles de lumière. Les folles descentes à ski se sont doucement muées en promenades printanières pour admirer les fleurs. Scoutisme, camps de Vaumarcus et vie communautaire ont cédé la place, sans que j'y prenne garde, aux voyages d'agrément, aux frontières à survoler, à la découverte de paysages plus larges.

 

De l'adolescente à la grand-mère, j'ai vécu - jusqu'à maintenant! - les étapes de la vie sans regret d'un passé révolu où les pertes se sont révélées tour à tour limites et ouvertures. Je ne nierai pas les ombres: à la mort de mon père, à la fin de ma jeunesse genevoise, au départ de nos enfants, au terme de plusieurs engagements...

Barrières franchies? Quand j'ai repassé des examens universitaires après 50 ans, je ne visais pas le trône du savoir, mais une place adéquate. Envolée audacieuse? Je me suis risquée à la flûte traversière en arrivant à la retraite. Une petite crève, un prof qui s'en va, le côté peu convivial de l'exercice quotidien ont eu raison de ma persévérance...

Les choix de ma jeunesse font aussi ricochet dans la durée. Si la vie à deux apporte joies, découvertes et soutien mutuel, elle n'échappe pas à la tristesse de se heurter à l'incompréhension de l'autre, aux espaces sans écho! Impasses adoucies par l'usure du temps.

Mon univers est pourtant loin d'être borné de feux rouges! Quelques balises marquent notre cheminement de couple, structurent le temps: rencontres pour le repas, un concert, un jeu, une promenade, une émission TV... Petits engagements mutuels, rendez-vous d'amour, espaces choisis à deux ou pour le plaisir de l'autre, au grand dam parfois d'un projet personnel. Le balancement de la réciprocité accueillie étouffe ma grogne, la dégonfle devant l'avortement de mes envies.

Le clin d'oeil en arrière me rappelle qu'il ne m'a pas été toujours facile de naviguer sans roulis ni tangage. Un jour, la voix d'un compagnon de route a soufflé à mon oreille: «La vie est mal faite! Travaillons ensemble et partageons notre soif de vie intérieure pour masquer la réalité chagrine des manques qui trouent la relation de couple...». Lectures de beaux textes, heures lumineuses et fragiles dans la quête d'un plein épanouissement, le temps de noyer mes yeux dans ceux d'un autre et d'échanger quelques baisers.

Comme disait C.-F. Ramuz: «On n'a pas le droit de tout avoir: c'est défendu! Un bonheur et tout le bonheur, deux c'est comme s'il n'existait plus!».

La fin inacceptée de ce partage m'a jetée par terre. Mais la main du Tout-Autre m'a relevée et mon jardin intérieur s'est mis à fleurir sur le terreau d'un moi dévoilé.

Je n'ai pas heurté de plein fouet la souffrance physique, ni le handicap. Aujourd'hui ma vue baisse, mais la médecine répare encore. La fatigue, elle, gagne du terrain, les limites frappent à la porte et le message est clair: tu ne peux plus faire ce que tu veux! Tristesse? Echappée dans d'autres espaces. Les terres labourées hier ne sont plus celles d'aujourd'hui. Glissement imperceptible vers d'autres horizons. Comme une place plus large accordée à la vie intérieure, l'entrée dans un état plus méditatif, réfléchi, sagesse consentie parce que l'heure des combats est dépassée. La grâce dont je vis inscrit mes jours dans le coeur de Dieu. Un Autre me tient debout et m'évite de tituber, et l'espérance qui m'habite se nourrit de la certitude que la couronne de vie nous est promise, cadeau qui anéantit toute soif de gloriole. Comme l'Inaccessible est descendu vers nous, je ne m'éclate pas vers d'autres cieux.

Aujourd'hui, je pose un regard plus amical que jamais sur le corps qui m'est confié. Un certain respect à son égard m'invite à le ménager pour un service durable et malgré les barrières inévitables qui s'élèvent: je ne peux plus gagner les hauts sommets des montagnes, ni ceux des tables gargantuesques, je ne peux plus pratiquer de grandes trottes... Mais si le bilan de santé est bon, ce n'est pas pour autant l'oubli de la fin de la vie. Se creuse plus profondément la conscience de la finitude. Pas moyen de régater dans la durée, la porte se fermera un jour, se fermera bientôt. Un chagrin, pas une révolte. Un chagrin sans consolation. Le butoir est à prendre en compte. Mais la brèche dans I'inéIuctable n'est-elle pas le sentiment de reconnaissance qui éclaire l'ombre évanescente d'hier? N'est-elle pas dans cette monnaie de bonheur qui tinte au creux des mains? N'est-elle pas dans l'espoir fou de déposer ma vie au creux des bras de Celui qui nous attend?

Penché sur son dessin qu'il m'offre, Guillaume (6 ans) me dit: «Tu pourras finir de colorier à la maison!» - Je suis en formation continue. Pas de doute pour l'enfant, je peux jouer avec lui par terre, m'enfiler dans sa cabane étroite, courir après le ballon! Et je suis ravie qu'il mise sur mes capacités avec confiance. C'est mon gage de jeunesse!

Suzanne Schell, membre du Comité de rédaction des cahiers protestants, Genève

 

février 99

 

 

Retour à Table des matières