Mois en sourdine
par Suzanne Schell-Chausse

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    C'était la nuit. Jacques s'est avancé vers mon lit. J'ai compris. C'était la fin. La fin de maman. 2 décembre 1990.
    Je suis restée sans larmes. L'évidence attendue, souhaitée, désirée reste à la porte. Elle n'entre pas.
    Chambre froide. Maman froide. Fleurie. Réalité. Porte refermée doucement comme si elle dormait.
    Colère secrète, inavouable: « L'infirmier remplaçait, il a sûrement oublié le stimulateur cardiaque. Il l'a laissée filer, maman». Un instant, besoin fou d'accuser quelqu'un, de trouver un responsable de cette mort tant attendue. Égarement miroir de détresse et de refus devant l'inéluctable. Hier encore, n'était-elle pas «bien» le nez dans son Journal de Genève? Dans sa robe de fête, elle bluffait même un petit coup quand je l'ai vue la dernière fois, toute heureuse de préparer un masque pour l'Escalade, son masque, rouge pétard, sur lequel elle versait avec précision, de sa main en entonnoir, les paillettes d'or des sourcils. Crée mère ! Elle nous lâche!
    Finies les angoisses qui nous précipitaient chez elle, mais finies aussi les heures adoucies de sa fin de vie où ses filles ont retrouvé toute la place dans son coeur. Je suis en balançoire entre l'allègement et la mutilation.
    Le sourire de C.O. dans les couloirs de l'hôpital heurte ma tristesse y fait brèche. Gravé à chaud, il m'engendre à la bénédiction de l'exaucement et de la délivrance.
    Je ne t'écrirai plus. De moi, tu as reçu près de 400 lettres retrouvées dans ton tiroir, ô maman. Avec quelques-uns de mes dessins d'enfant.
    Déjà je raconte. La mémoire dévore le temps à rebours, ressasse les vagues de l'émotion, s'éloigne... J'émonde, je fleuris, je glisse dans les trous de l'oubli, l'aujourd'hui fait le siège de ma vie et saccage les souvenirs qui dodelinent, boitent des deux pieds, s'estompent dans le brouillard. Des mois en sourdine nappent le quotidien.
    Le temps froid nocturne, sans larmes à l'annonce de la fin. Et le temps des écluses grandes ouvertes devant la foule des amis, le coeur enflé à péter dans le chagrin et la reconnaissance.
    Le besoin de dire merci, merci, oui merci. Submergée par les té-moignages. Partir. Couper. Quitter les lieux. Respirer, se reprendre, être. Etre un peu. Etre. Quelques jours de montagne.
    Et les cendres?
    Il gèle. Les rivières sont gelées. Une petite rivière. C'était le sou-hait. Ciel! Quelle petite rivière? Quel accès? Quelle intimité? Je suis mal. Ce dernier acte n'est pas accompli. J'ai soif de sens, de cohésion. Pourquoi différer? Toujours le mauvais temps. Je suis mal.
    Enfin, le printemps dégourdit l'espace. Nous allons chercher l'urne contre papier certifié, nous la rendons (qu'en faire?) nous ne gardons que les cendres à bercer jusqu'à la rivière dans un geste paisible, serein, final, entier... au fond du jardin d'une amie.
    Plusieurs semaines après, en pleine nuit, je me réveille en sursaut: le téléphone sonne ! Je rêve ! Récupération d'une omission intolérable: nous n'avions pas entendu l'appel de l'hôpital, la nuit du décès.
    Pendant des jours et des jours, pendant des semaines et des mois après ta mort, j'ai dû tracer ton nom sur ton courrier. Le biffer d'une croix, de deux croix, le rayer, le grillager de mes coups de stylo répétés. Encore et encore. Jusqu'aux larmes, au fleuve de larmes. Comment peut-on anéantir un nom? Celui de sa mère? Comme si je la tuais. Cauchemar que ce courrier. Pour moi, le nom est si plein de la personne, est la personne.
    Chaque jour, j'appose sur les lettres que tu reçois encore un coup de tampon: retour à l'expéditeur. Et je surajoute de ma main: décédée, décédée, décédée... Est-ce que la terre entière ne le sait pas bien-tôt? Je signe.
    Je signe.
    J'aimais te dire «maman». Mais parfois, notre génération parlait de toi en disant T.C. Ce sont tes initiales. C'étaient. Deux lettres qu'il t'arrivait de signer quand tu sortais de ton rôle de mère ou de médecin. Toi, T.C.
    Maintenant, retrouver quelques mots de ta main m'émeut plus qu'aucune trace. Quelque chose de ta présence émane de ton écriture fine et sensible. Je garderai tes petits billets pour signaler, pour nous rappeler: verre de Bohème, graines de ricin, palais indiens dans jardins 531 morceaux octobre 1967 (sur un puzzle que tu as découpé).


Revenir chez elle... déconstruire

    «Adieu mon chez moi ! » Avec ces mots, maman quitte son appartement emportée sur une civière.
    Revenir là après le décès. Revoir l'image de maman dans chaque pièce. Sanglot intérieur devant son petit mouchoir coincé dans les
coussins du canapé.
    Sur le tabouret Empire, son dernier bouquin: L'usage du monde de Nicolas Bouvier. En pendulaire sur ses cannes anglaises, maman reprenait la route par la pensée.
    Les sept piliers de la sagesse, de Th. E. Lawrence, relu et relu, déglingué, attendent sur la table à roulettes avec les deux volumes de Thomas Mann, La montagne magique, qui a tant fasciné la fin des années 20. Le désir insistant de maman à relire cette fresque de tuberculeux en séjour à Davos a allumé ma curiosité. A mon tour, je goûterai à ces lectures dans le désir d'en savourer le secret et de partager une intimité à jamais perdue.
    Tombée sur ce tapis, elle lisait assise par terre en attendant la police pour la relever. Le bon sens l'habitait.
    L'odeur ici et le rappel des pas incertains, gagnés de haute lutte. L'ordre dans la cuisine, dans son armoire à linge, partout, dans ses livres (cinq bibliothèques sur fichier).
    O chagrin de déconstruire, de plonger les mains dans une intimité respectée, de trier ce que l'âge et les forces qui s'amenuisent ont laissé dormir au profit de l'essentiel qui est ailleurs.
    O bonheur d'être trois dans ce labeur épuisant par ce qu'il remue à l'intérieur et par les décisions à prendre devant chaque objet: les belles années des 78 tours; les cailloux et les diapositives rapportées de voyages; la vieille Singer, impérissable merveille qui a rafistolé tant de vêtements par les mains habiles de la gouvernante; un diplôme pour les archives familiales ...
    Mais que faire de ces bijoux d'autrefois, de ces anciennes seringues, de cette tenture couleur prune en velours fané, de cette fresque copte (je découvre qu'on peut en acheter de semblales pour six francs suisses à Addis-Abeba ou Djibouti), et ce ravissant grille-pain aux résistances fusées?
    Apprendre encore à donner, à jeter, à jeter, à lâcher, à abandonner. Série de cartons, gros sacs poubelle noirs que nous emportons loin de l'indiscrétion des dévaloirs. Une forme de respect.
    Comment partager les trésors si chers à chacun de nos coeurs? Certaines boîtes ont leur poids de souvenirs ! Dans la bonbonnière de papa, en porcelaine blanche veinée de violet, nous plongions la main après les larmes d'une vaccination et le «cafard» de réglisse nous noircissait la langue de douceur. Comment ne pas convoiter ensemble cet objet lié à notre enfance, au ventre gonflé de smarties pour la seconde génération, symbole qui a déclenché l'éveil au paramédical chez un des petits-enfants?
    Et Le Merveilleux Voyage de Nils Holgerson... de Selma Lagerlöf? Maman nous l'a lu à haute voix dans l'admirable exemplaire à tranche dorée.
    Au cours des semaines, nous avons mûri, pris de la distance. Un lent détachement nous a gagné. Quelque chose de plus réfléchi s'est fait jour et les choix se sont faits sereinement.
    Si poussière et fatigue ont laminé nos forces, les retrouvailles entre soeurs ont été un baume.


Objets animés

    Parmi les biens de maman, beaucoup ne chantent pas pour moi, mais tant d'autres ont leur histoire. En voici trois.

La chaise 493

    Les pattes en l'air sur le siège arrière d'une Peugeot, c'est là que j'ai vu son numéro. Article du magasin du grand-père jamais connu. Un parfum de poussière et d'admiration. Elle attend, la chaise.
    Les pattes en bas, elle offre au regard un dragon fascinant dans le cuir repoussé. Epoque 1920 tournée vers l'Asie. Etrangement, je me suis entichée de ce siège, de sa carrure robuste, de son assise qui vous met à l'aise sans complaisance, mais avec le luxe du dragon pour appui.
    On va la vendre. Elle ne se vend pas. Une chaise, vous comprenez, ce n'est rien.
    Maman s'asseyait dessus quand ma soeur faisait les comptes. La chaise était là, à cette place où s'asseyaient autrefois les patients à la consultation. Le médecin en a pris la place comme une présence aux côtés de sa fille.
    Vous croyez que ce n'est rien une chaise? Il faut la donner: maman a fini sa vie. Il faut la donner. Je la promène encore dans ma voiture de rêve.
    Je l'ai posée derrière la porte du Centre Social Protestant. On a volé la chaise 493.


La montre

    Celle de papa. Une savonnette en or avec l'aiguille fine qui rattrappe l'autre. Retrouvée dans les biens de maman. Avec deux grandes initiales sur le couvercle arrière, CE. Un bonheur à tenir dans la main. A regarder. A regarder encore. A ménager avec soin. Gestes délicats pour la remonter. Marche-t-elle? Elle sommeille. Rien. Lui ouvrir le ventre. S'émerveiller et... refermer.
    On ne partage pas une montre. Je la choisis. Pas pour moi. Je n'ai que des fils. Pour un fils. Au fils médecin, la montre de son grand-père médecin.
    J'avais 12 ans quand mon père est mort, mais son geste pour la sortir du gousset, je le revois. Papa portait le gilet et le col cassé. De sa main gauche, il glissait la montre hors de sa cachette et, dans sa paume inclinée, prenait l'heure, comptait les pulsations des patients, mesurait le temps quand il développait ses photos. Un rituel.
    Un autre amoureux l'a chauffée sur son coeur: elle marche ! C'est la fête ! Comme une forme de vie, le rappel du travail minutieux de l'horloger qui l'a conçue, la mémoire réanimée du geste paternel, les yeux ravis de mon fils aîné, son geste à lui et son plaisir, son regard rayonnant. Il vient me la montrer. Exprès.
    « Elle marche ! » Un coup de chaleur animale a suffi à relancer le mouvement, les fines roues ont repris goût au jeu du temps.


Le manteau

    Abandonné dans la penderie, trop beau pour le donner (!), trop démodé, le manteau d'astrakan cache ses poils noirs sous la housse de plastique.
    Il est le dernier à quitter les lieux. Avec l'aspirateur bedonnant et encombrant.
    Témoin élégant de la petite taille de maman. Oeuvre d'art reprise à chaque changement de mode, exilée à la belle saison. On le découvre, on le met à poil, on le regarde, on l'essaie. Il est plus léger qu'on imaginait et termine son service avec une coupe légèrement cintrée et des épaules ajustées.
    Je l'essaie. Je ne suis pas maman. Je n'endosse pas son identité. Ce n'est pas ma peau.


Garder son image

    Aujourd'hui, je sens encore l'odeur de «la forêt» de notre jardin (deux ou trois sapins?), je vois comme pour de vrai mes parents planter les oignons de tulipes, je sens l'humidité du petit chemin aux coitrons, j'entends tousser la chatte noire que maman soignait au soufre, je cours derrière mon cerceau sur les allées de gravier qui cris-se sous les pas.
    Pourtant, il n'y a plus rien : la ville a mangé notre jardin. Mais mes souvenirs d'enfant, personne ne peut me les voler. Les photos vien-nent les raviver, les ranimer, et font surgir aussi tout un art de vivre, de s'asseoir dans l'herbe en famille — sur une couverture! — de por-ter un chapeau ou un tablier, de faire de la luge, de poser sur la plage en costume de bain tricoté en laine rouge, de se rendre à Cartigny dans une vieille Ford repeinte à la main par maman.
    A Genève, Paul Boissonnas triomphait en maître de la photo. Les amateurs emboîtaient le pas, se piquaient au jeu, rivalisaient de plaisir, prenaient part aux concours de la Société de photographie.
    Nées de cet enthousiasme, les photos ont rempli des albums aux pages brunes. Etalées sur une table à rallonges, leur profusion nous a tout à coup donné le vertige et nous a étourdies entre la fixité de quelques instants heureux et l'éphémère. Un sentiment de dérisoire m'a envahie devant toutes ces copies, ces reflets charmants du passé.
    En perdant maman, ai-je perdu tout lien avec ce passé? M'est-il restitué par ces images de bonheur? En famille, prend-on jamais autre chose que des instants privilégiés? Pas de place dans les albums pour les grosses voix, les émotions, les ratés, les inquiétudes qui submergent.
    Où (en) suis-je entre les racines de ma vie et le temps qui tombe en morceaux, entre le reflet de la fierté des parents — une belle copie — et la sérénité d'avoir été chérie?
    Inscrire en soi et non hors de soi.
    Quelle image vais-je garder de maman? Ai-je un pouvoir sur un tri, un choix ? Y a-t-il même une image unique? Depuis longtemps j'ai pris congé de son visage de jeune femme. Les prises de vues, les photos-portraits, les poses me restent extérieures. L'image est ailleurs, au fond de moi. Elle est ce flux qui a nourri la relation, qui a engendré l'ouverture à la vie.
    Image-fleuve, ancrée dans la tendresse.
    Va-t-elle s'effriter cette image? Au profit d'une immobilité fixée dans un cadre?
    C'est ton visage qui sort du temps, maman, qui devient présence, attention, sourire, écoute... qui me réchauffe et perdure.
    Vivre le deuil, c'est faire mémoire d'une personne et faire le bilan de ce qu'on a reçu d'elle. Maman a déposé en nous le rêve d'aller
10 voir plus loin, par son goût de l'aventure. Sans le savoir peut-être, elle a nourri notre imaginaire et préparé l'humus, le terreau où éclore le foisonnement d'une vie intérieure. Sa mort ne peut gommer les re-pères inscrits profondément en nous et auxquels je me réfère encore avec amusement, fierté ou... inconscience! Tant il est vrai que ré-sonne encore en moi sa parole exigeante qui me pousse en avant.


L'absence et le temps

    Hier, au moment de franchir le Mont-de-Sion, Genève à l'horizon, j'ai ressenti un battement d'aile de papillon. L'acuité de l'absence sur cette terre où elle a vécu m'arrivait comme un rappel pinçant. Les récits offerts et partagés, l'écoute et le plaisir du plaisir sont tombés comme un fruit sec, sans lendemain. La joie et l'émerveillement se sont coincés dans la gorge, suspendus, rétrécis, fanés...
    Une chape indéfinissable a glissé de mes épaules au départ de maman, un poids difficile à cerner, mêlé de la personnalité et de l'autorité de maman, incontestées, incontournables; mais aussi de l'impuissance à l'aider.
    La mort de maman a été un choc. Me voici maintenant dans la génération des aînés. Mais bien plus important: le deuil m'entraîne à de multiples révisions. Je me suis cassé le nez sur l'éphémère, j'entre dans une nouvelle perception du temps. Mon échelle de valeurs s'est modifiée, recentrée sur plus de sobriété. Je n'oublie pas que maman allait à l'essentiel et qu'elle nous a imbibées de son économie. Le réalisme de l'échéance m'aiguillonne. La séparation me fait mesurer mieux que jamais la saveur et le prix de la vie. La sérénité de maman, sa confiance en Dieu, nous ont déteint dessus.
    Je n'irai pas plus loin dans le dévoilement. Je ne dirai pas le temps de recueillement si vrai, si riche, si souvent évoqué dans la reconnaissance à M.F. Je garde pour moi le cortège émouvant des amis, leur témoignage, leur vivante image de T.C. Je laisse dans l'ombre une maladresse, les tracasseries administratives.
    Mais chez nous, dans un soubresaut de conscience, de crainte d'être happée par le temps, j'ai brûlé des lettres, vidé des armoires, donné des vêtements. Et nous sommes partis cet été en pélerinage à Müstair, petit village du fin fond des Grisons, saluer Charlemagne (du moins sa statue!) dans l'abbaye carolingienne restaurée par l'UNESCO, que maman nous a tant dit d'aller voir!
    Aujourd'hui, ma soeur Line tient la cuillère comme maman dans
son assiette à soupe. Je souris.

 

 

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